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25 février 2008

Isabelle Rüf à propos de Makar

LE TEMPS du 23 février 2008

 

A la recherche du prolétariat

Un jeune peintre redonne une nouvelle jeunesse à «Makar pris de doute», une fable drôle et mélancolique d'Andreï Platonov, publiée en 1929 dans la revue «Octobre».

Titre: Makar pris de doute
Auteur: Andreï Platonov
Editeur: art& iction
Autres informations: Lu et dessiné par Alexandre Loye.
Trad. d'Annie Epelboin

Ce livre est la rencontre heureuse entre un jeune peintre et un vieux texte à la jeunesse intacte. En 1929, Platonov, qui a 30 ans, publie Makar pris de doute dans la revue Octobre. C'est une fable tendre, ironique, terriblement mélancolique aussi, en regard de la suite des événements. Staline n'apprécie pas du tout l'humour de Platonov: l'écrivain sera pratiquement réduit au silence jusqu'à sa mort en 1951. Des décennies plus tard, Alexandre Loye découvre «que les personnages de Platonov ressemblent à ceux qui peuplent [ses] peintures» et recopie mot à mot l'histoire de Makar. C'est dans sa graphie et avec ses dessins que les Editions art & fiction la publient en grand format, à 250 exemplaires (il y a aussi un tirage de tête). C'est un enchantement.

Makar est un camarade du soldat Schveik et de la paysanne pugnace qui, dans La Ligne générale d'Eisenstein, monte à Moscou arracher aux bureaucrates de quoi faire marcher son tracteur. Paysan «normal», Makar a «la tête vide et les mains intelligentes». Contraint de quitter son village à la suite d'un conflit avec Tchoumovoï, archétype du fonctionnaire borné, Makar monte à Moscou. Dans le train, comme ses mains sont au repos, sa grosse tête creuse se remplit et se met à penser. Il pense beaucoup, et bien, il a plein de bonnes idées, ce qui ne lui vaut que des ennuis. Un fort sentiment de compassion l'étreint au spectacle des masses laborieuses. Le doute le saisit: tout cet effort est-il justifié?

Lui-même cherche un petit boulot, un désir qui se heurte à chaque étape aux chicanes de l'Etat. On ne le maltraite pas: en tant que représentant du peuple, Makar est intouchable, mais toutes ses tentatives d'améliorer le monde s'échouent contre ce mastodonte, la bureaucratie. Il part alors à la recherche du prolétariat. On lui en indique l'adresse: le prolétariat habite dans un asile de nuit. C'est un progrès: avant la Révolution, il dormait «allongé à même la surface du globe terrestre». Le soir venu, Makar tente de convaincre les prolétaires fatigués de la justesse de ses inventions, mais la voix du peuple lui répond: «Mets donc de l'âme à l'ouvrage puisque t'es un inventeur.» De l'âme, voilà ce que veut le prolétariat.

«Que dois-je faire dans la vie pour être nécessaire aux autres et à moi-même?» se demande Makar en rêve. Au réveil, quand tous les ouvriers sont partis au travail, il rencontre un prolétaire grêlé qui lui dit: «Des prolétaires qui travaillent, il y en a beaucoup, mais bien peu qui pensent. Alors j'ai pris la décision de penser pour tous.» Makar suit ce Piotr, un individu très pragmatique. Ils aboutissent à «l'asile mental» où, bien nourris, ils lisent aux fous les écrits de Lénine: «Le socialisme doit être construit par les mains des masses et non avec les paperasseries scribouillardes des administrations.» Les compères décident de penser l'Etat en accord avec Lénine. Au sommet, ils sont bien accueillis car on s'y ennuie de «l'esprit réel de la base» et on leur remet «le pouvoir en mains».

Ils s'installent et reçoivent le pauvre peuple. Ces deux-là pensent avec tant de simplicité qu'au bout de peu de temps «même les plus déshérités pouvaient en faire autant et prendre les mêmes décisions». Une commission est préposée à la liquidation de l'Etat, devenu inutile. Et Tchoumovoï, monté à Moscou? «Il travailla quarante-quatre ans dans cette [commission], puis mourut dans l'indifférence...»

Makar pris de doute a été publié une première fois par L'Age d'Homme en 1972, dans une traduction de Lucile Nivat. La drôle de démarche d'Alexandre Loye, avec ses petits dessins qui ont une vraie parenté avec l'âme de Makar, donne une nouvelle jeunesse à ce texte enchanteur.

Isabelle Rüf, Samedi 23 février 2008

19:31 Publié dans Dans la presse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexandre loye, makar | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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