05 septembre 2006
Les noces de l'image et de l'écrit
A Lausanne, une petite structure éditoriale publie des écrits d'artistes, reliés dans l'atelier de Sofi Eicher, cousus, vendus au prix d'un roman. Animé par deux peintres, art & fiction organise aussi des fêtes et des performances comme d'«allumer une ville», avec Muma.
Isabelle Rüf
LE TEMPS
Samedi 5 août 2006
Le nom, déjà, vaut programme: petite structure éditoriale, art&fiction «produit et diffuse des publications conçues par des artistes visuels - en partie des peintres - destinées à mettre en évidence quelques articulations originales entre l'image et le texte sous l'angle de la narration».
Depuis l'an 2000, Stéphane Fretz et Christian Pellet animent art & fiction, maison sise à Lausanne, au 16 de l'avenue de France. Art&fiction partage les lieux avec l'atelier de reliure de Sofi Eicher. Le rez-de-chaussée s'ouvre sur une petite cour qui se prête bien aux rencontres, aux fêtes et aux performances. Le 21 juin dernier, lors de la fête de la musique, sous les frêles arbres, les oreilles étonnées des voisins ont entendu monter les sons déchaînés du combo genevois WASISTDAS? Art & fiction marquait ainsi la parution de trois ouvrages, les 38, 39 et 40e.
Le 31 juillet, Stéphane Fretz et Christian Pellet étaient en ville, bien occupés à «allumer Lausanne» de 127444 bougies. Un projet de l'artiste Muma, lui-même auteur d'art&fiction, qui vient de publier, dans la collection Document, Comment allumer une ville (des croquis, des plans et des images, avec des textes de Laurent Golay, Céline Eidenbenz et Francesco Panese). John Cage, cité en exergue, l'a dit: «L'art devient social. Non plus quelqu'un disant quelque chose, mais des gens faisant des choses, donnant à tous (y compris les intéressés) l'occasion de vivre des expériences qu'ils n'auraient pas vécues.»
Des fêtes, donc, des performances et des expositions, mais avant tout un travail éditorial soutenu dont on peut prendre la mesure sur un site très bien construit: http://www.artfiction.ch. Peintres tous les deux, formés dans les années 1980, Stéphane Fretz et Christian Pellet se sont trouvés à un moment où la peinture peinait à trouver sa place. Un peu, ils l'ont dit dans un entretien à L'Art en jeu, comme Cervantès, arrivé au terme des romans de chevalerie et de l'épopée, a dû inventer, avec Don Quichotte, le roman moderne. Devant eux s'ouvraient les
chemins très fréquentés de la dérision, de l'ironie, de la citation, du commentaire, sous le signe de la négation. Ils les ont suivis parfois, tout en privilégiant aussi et d'abord l'acte de peindre. Tous deux ont exercé l'art du portrait, parfois sur commande.
«Ni tout frais moulus, ni vénérables vermoulus», ils ont constaté que beaucoup d'artistes entretenaient, comme eux, un rapport étroit à l'écriture comme moyen d'expression artistique, seuls, en dialogue avec d'autres ou avec des écrivains. Avec art & fiction, ils ont créé une structure légère mais efficace, un réseau qui fonctionne à travers une association - à laquelle on peut adhérer pour 100 francs - et dont les membres reçoivent en priorité les ouvrages de la collection Pacific. Si les publications d'art & fiction sont soignées, elles ne sont pas luxueuses pour autant. Leur prix moyen (27 francs) n'excède pas celui d'un roman. Des tirages de tête et des éditions de luxe s'adressent aux collectionneurs. Mais le tirage ordinaire, numéroté, frappé d'un discret et joyeux logo - un personnage au long nez de curieux en train de lire -, relié et cousu, a lui-même belle figure.
«Nous impliquons les artistes dans la fabrication», insiste Christian Pellet. Ainsi Thomas Schunke, dont art&fiction vient de publier Calligraphie d'un calamar, «fait tout lui-même»: dessins, encres, photographies, textes, et jusqu'à la musique, le jour du vernissage. Art&fiction partage ses locaux avec Sofi Eicher. «Relieure» (elle tient à ce féminin), elle réalise ses oeuvres «en fonction des souhaits et du budget de chacun», prenant en compte le contenu du livre dans le choix des matières et des couleurs. Un fond a été ouvert pour son travail dans la collection des livres d'artistes du Musée d'art et d'archéologie de Genève. Elle organise également des ateliers de reliure pour adultes et enfants. Les ouvrages d'art & fiction doivent beaucoup à son travail rigoureux. Ainsi, Partir d'elles de Barbara Cardinale, mémoire de fin d'études à l'Ecole supérieure des beaux-arts de Genève, un ouvrage où le texte domine, qui joue des clichés littéraires et du dessin de style manga, gagne beaucoup à se présenter sous sa belle robe fuchsia ou verte sur laquelle s'alanguit discrètement un couple de
filles. Ecrit pour être dit comme pour être lu, Zone sans décor, de Christian Girard, fait travailler le rythme de la langue - qui «passe par le corps et le fait trembler» - et la disposition graphique, soulignée par une petite annexe ludique en papier plié, un ruban de Moebius où s'enroule le texte.
Des auteurs (Yves Rosset, Pascale Kramer, Stéphane Zagdanski) ont collaboré aux ouvrages d'art & fiction, mais les auteurs sont en majorité des plasticiens. Parmi eux, deux jeunes peintres, Alexandre Loye et Yves Berger. Dans L'Araignée jaune d'ici à là, leur correspondance se fond en une seule réflexion sans auteur sur «la difficulté de poser deux taches de couleur ensemble». Un souci partagé par bien des artistes contemporains.
17:45 Publié dans Dans la presse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : écriture, art, Isabelle Rüf | | del.icio.us | | Digg | Facebook